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Courrier international - n° 755 - 21 avr. 2005
Economie / Spécial emploi
TRAVAIL - Génération stagiaire
Au lieu d’embaucher, nombre d’entreprises prennent des stagiaires. Ni chômeurs ni salariés, ces jeunes bardés de diplômes ne parviennent pas à entrer dans la vie active. Témoignage.
C’était au printemps 1998. Nous étions assis dans un café de Lyon, tous étudiants du programme Erasmus, et nous discutions de ce qui se passerait quand nous aurions terminé nos études. Nous étions sûrs d’être embauchés. Nous avions fait tout ce qu’il fallait pour. Nous avions appris vite, étudié des langues et voyagé à l’étranger. Mais la dernière à parler, Letizia, originaire de Padoue, nous avait raconté qu’en Italie rien ne garantissait qu’elle trouverait un emploi. Là-bas, les diplômés acceptaient beaucoup de stages mal rémunérés, voire pas du tout, pour obtenir un bon poste au bout de deux ans ou plus. Le reste de l’Europe, rassemblé autour d’une table de bistrot, en fut à la fois étonné et scandalisé. Quant à moi, j’étais bien content de savoir que j’allais rentrer en Allemagne quelques mois plus tard.
Mais le temps que je termine mes études, l’Allemagne s’était italianisée. J’ai compté : depuis, j’ai fait exactement soixante-six semaines de stage – à peu près autant que pendant mes études. Presque toutes mes relations ont connu le même parcours. Pas seulement les psychologues et les architectes. Le phénomène touche aussi ceux qui avaient choisi des filières relativement conformes aux attentes du marché : ingénieurs, juristes, économistes et assistants sociaux.
En soi, le stage est une bonne chose. Autrefois, il servait de prise de contact avec la vie active, il s’agissait plutôt de voir à quoi ressemblait la vie dans une cimenterie ou une agence de pub, pour savoir si l’on était fait ou non pour telle ou telle profession. Aujourd’hui, les stagiaires savent depuis longtemps quel métier ils souhaitent exercer.
Siemens accueille 16 000 stagiaires par an
Mais plus il y a de jeunes diplômés au chômage, plus les entreprises apprécient de recruter des stagiaires qui fournissent un travail professionnel bon marché. Il est désormais courant de passer plusieurs années en stage entre l’obtention du diplôme et une véritable embauche. Dans les secteurs scientifiques, ces années ont même un nom aujourd’hui, la floundering period (la période de barbotage) – une phase où l’on barbote comme un flétan.
Il y a deux ou trois ans, les journaux parlaient de la “génération chômage”, ces jeunes d’un bon niveau de formation qui se retrouvaient très tôt sans emploi. Il en va tout autrement des hommes-flétans : ils ne sont jamais au chômage, mais ils n’ont jamais d’emploi stable. Et ils n’ont pas droit aux allocations chômage, ni aux subventions attribuées aux entreprises individuelles [créées par des chômeurs].
Quand on surfe aujourd’hui sur Internet en quête d’emploi, on trouve essentiellement des propositions de stages. Sur le site Jobpilot, rien qu’au cours des quatre dernières semaines, 3 320 nouveaux stages ont été proposés, pour seulement 1 560 emplois. A la bourse des stagiaires du magazine berlinois zitty, vingt-quatre sociétés recherchent actuellement des stagiaires ; elles ne sont que quatre à proposer une rémunération. Une certaine Magix AG y offrait il y a peu “au moins 250 euros” pour un stagiaire employé pendant près de six mois et capable de travailler de “façon indépendante”, chargé “d’optimiser la présence en ligne”. Là, il ne s’agit plus de prise de contact, mais d’exploitation pure et simple.
Chaque mois, le gouvernement allemand publie les chiffres du chômage. Mais il n’y a pas de statistiques sur les stagiaires. Personne ne les recense, personne ne calcule combien de temps durent ces stages, personne ne se demande sur quoi ils débouchent. Siemens voit défiler chaque année quelque 16 000 stagiaires et étudiants. Aucune statistique, en revanche, pour nous dire combien d’entre eux ont trouvé un emploi stable. On ne peut que chercher des indices. Un ami de la Ruhr a suivi une formation pour juristes au chômage qui se concluait par un stage. Selon la rumeur, plusieurs de ses prédécesseurs avaient trouvé un emploi. Mais, en 2004, pas un seul des douze participants n’a été embauché.
Dans les soirées réunissant des 25-30 ans, on entend souvent dire : “Je suis encore en stage” – une phrase à la fois pleine d’espoir et de résignation, ce qui est un tour de force. L’espoir s’explique : chaque stage signifie que, pendant encore un ou deux mois, on échappe officiellement au statut de sans-emploi. Quant à la résignation, chacun sait qu’il n’a pas vraiment de chances de voir le stage se convertir en un poste fixe. Résignation aussi parce que ces stages n’apportent plus rien à un curriculum vitae où la rubrique “expérience pratique” déborde déjà. Certains ont effectué tant de stages qu’ils n’osent même plus en dresser la liste lorsqu’ils présentent leur candidature, car les employeurs potentiels pourraient supposer qu’ils ont un problème d’adaptation.
Les jeunes diplômés ont déjà accumulé les stages pendant leurs études de façon plus ou moins absurde. Pendant l’été, pas de voyage en Thaïlande, mais un séjour à Francfort, pour faire un stage dans le groupe de BTP Bilfinger + Berger. Ils se sont acheté un costume et ont soigneusement appris comment se comporter une fois vêtus de la sorte. Ils ont arboré un air aimable quand on les a priés de “se présenter brièvement” à la ronde devant les salariés. En quelques phrases, ils ont donné leur nom, et peut-être celui de leur université, pour ne pas faire trop long. Puis tout le monde a oublié comment ils s’appelaient. Dans l’entreprise, ces jeunes se promènent, leurs collègues plus âgés les apprécient pour leur jeunesse et pour leur zèle, mais cet amour-là n’est pas fait pour durer. “No future”, clamait la jeunesse dans les années 1980, mais de l’avenir, elle en avait encore. Aujourd’hui, les jeunes s’accrochent à ce qui reste.
Comment vivre à Bruxelles avec 800 euros par mois ?
Prenez le cas de mon ami Jens, un juriste. Pendant ses études, il a visité trois continents, a suivi des cours sur la dépénalisation de la drogue, a fait un séjour au sein du gouvernement fédéral et en sait bien plus sur la législation sur les stupéfiants que ceux qui gagnent leur vie avec. Jens en avait assez des formations interminables. A 30 ans, il avait le sentiment d’être arrivé à maturité. Pour la première fois, il vivait dans la même ville que son amie. Sur mon balcon, il m’a déclaré : “Maintenant, ça devrait marcher.” Mais, après l’obtention de son diplôme et quelques mois au chômage, il est parti à Bruxelles faire un stage de plus. En Belgique, il s’est cherché un logement à partager. Il gagnait 800 euros par mois. Au début, sa copine venait le voir. Mais ça n’a pas duré.
Comment peut-on vivre avec 800 euros à Bruxelles quand on frise la trentaine ? Comment vivre avec 600 euros à Munich ? Comment se débrouille-t-on lorsque le stage est rémunéré par un titre de transport mensuel, par du “savoir-faire”, de l’“amusement”, des “opportunités professionnelles” ou de la “célébrité et [des] boissons à volonté”, comme le proposent les annonces ? Comment fait-on sans retraite, sans protection de santé et autres assurances chômage ?
Oh, certes, on a vu pire. Il y a toujours pire ailleurs. Les stagiaires peuvent emprunter à leurs parents, ils travaillent le soir ou la nuit, l’Office du logement leur versera peut-être 60 euros. Et puis ils continuent à mener une vie d’étudiant, peuvent aller au cinéma le lundi, s’inscrire à la fac pour obtenir une carte d’abonnement étudiant aux transports publics, profiter des tarifs préférentiels de la mutuelle étudiante et des abonnements spéciaux aux journaux. Mais pas de voiture, et on est toujours à la recherche d’un logement en communauté. Pas question non plus de fonder une famille.
Manquer d’argent, c’est dur. Mais c’est encore plus dur quand, le premier jour d’un nouveau stage, votre père vous appelle pour vous expliquer d’un ton soucieux comment il faudrait faire. Les discussions de cet ordre se terminent toujours par des conflits. Des conflits douloureux, parce que l’on comprend parfaitement l’inquiétude de son père. Mais il est pratiquement impossible de discuter avec ses parents de l’existence en tant que stagiaire, parce qu’ils continuent, eux, de croire que, pour trouver un boulot, il suffit d’être bon.
Ce qui est dur, aussi, ce sont toutes ces petites humiliations indissociables du stage (pas d’adresse e-mail personnelle, pas de bureau fixe, pas de salaire). Lors de mon stage n° 4, j’avais un carton où j’entassais à toute vitesse mes affaires quand un salarié avait besoin d’utiliser l’ordinateur devant lequel je venais juste de m’installer.
A Strasbourg, dans les locaux de la chaîne de télévision franco-allemande Arte, les stagiaires sont légion. Les salariés vont même jusqu’à les loger, moyennant paiement. Une idée qui ne paraît bonne qu’à première vue. Certains logeurs, de trois ans plus âgés que leurs locataires, n’hésitent pas à leur préciser quelle vaisselle utiliser et quel week-end ils peuvent faire venir un ami. Les stagiaires sont là, dit-on, pour accumuler des expériences. Il y en a cependant quelques-unes dont ils pourraient aisément se passer.
J’entends régulièrement mes connaissances proclamer que, cette fois, ils en ont fini avec les stages, mais alors, pour de bon. Et, deux ou trois semaines plus tard, ils se démènent pour en trouver un autre. Tant qu’ils font leur stage, il est rare qu’ils se plaignent. Lorsqu’on les interroge, ils répondent avec souplesse : “Tout va bien”, puis ils vous assènent qu’en fait les stages, c’est même sympa. Ils n’avouent la vérité que lorsqu’ils ont enfin trouvé un emploi, et encore, de façon détournée. Comme mon ami de la Ruhr, qui, après avoir passé six mois à jouer les hommes-flétans, a trouvé un boulot dans une association – sans même y avoir effectué un stage. Depuis, me dit-il, il va beaucoup mieux. Il y a longtemps qu’il n’avait pas été aussi détendu. Il a rencontré une femme, m’a-t-il même annoncé récemment. Tout cela, bien sûr, n’est peut-être qu’une coïncidence.
Matthias Stolz
Die Zeit
L’auteur
Matthias Stolz, 31 ans, a lui-même suivi neuf stages dans diverses entreprises, notamment à la Deutsche Bahn (chemins de fer allemands) et dans des groupes de presse écrite et audiovisuelle (FAZ, Die Zeit, Arte…), avant de devenir journaliste pour l’hebdomadaire de Hambourg Die Zeit. Il vit actuellement à Berlin. L’article sur les stagiaires qu’il vient de publier a eu un grand écho dans la presse allemande.